Sur le coteau face à Lalinde en Dordogne, la chapelle Saint-Front-de-Colubry rappelle qu’ici les croyances anciennes et le christianisme se sont affrontés sur fond de rivière agitée par les rapides et les naufrages des gabares.
Perchée sur le cingle, rive gauche de la Dordogne, à l’aplomb de la rivière, la chapelle de Saint-Front-de-Colubry est la vigie qui surveille le pont. Elle est construite sur la proue du tertre au-dessus d’un cluzeau. Elle fut le lieu de culte de la paroisse de Saint-Front qui, ultérieurement, devint commune. Les historiens Chantal Tanet et Tristan Hordé repèrent pour la première fois le nom de ce lieu en 1276. La paroisse appartenait à la châtellenie de Badefols qui fut (malgré quelques interruptions) propriété des Gontaud-Biron, seigneurs de Badefols.
La chapelle est très dépouillée avec clocher-mur orienté au couchant percé de deux baies campanaires. Le site a-t-il été propice depuis les temps les plus anciens à l’entretien d’un lieu de culte antique ou païen ? Probablement. On est en effet en surplomb de la rivière à l’endroit où sur une portion de trois kilomètres la navigation était rendue très difficile par des hauts fonds, des récifs et des chenaux étroits.
Sur ce secteur la rivière est coupée de rapides, hérissés de rochers, ponctuée d’îles (les bélisses) ; autant de périls pour les coques des embarcations et s’achevant par le saut de la Gratusse, passage étroit et ultime rapide en aval de la bastide de Lalinde.
Cultes de la nature
Il est imaginable que le site ait été, depuis que l’homme est là, voué à un culte de conjuration des éléments avec une succession de sanctuaires au cours des temps, où se sont succédés depuis la préhistoire les cultes de la nature, des rituels chamaniques et animistes, ce que plus tard le christianisme qualifiera de « paganisme ». Le rocher dominant la rivière, la falaise en a pic, le cluzeau ouvrant sur la vallée, sont autant d’éléments naturels qui appellent à un rendez-vous cultuel. Que le christianisme reprit à son compte la proue de la colline pour la libérer du paganisme n’est évidemment pas une surprise.
Ainsi fut la christianisation du site au moment de l’avancée de la nouvelle religion et l’attribution de celle-ci, en ce lieu, à celui qui est considéré comme l’évangélisateur du Périgord, Saint-Front… L’actuel bâtiment date des XIè et XIIè siècle. La chapelle elle-même a subi diverses modifications, agrandie, plusieurs éléments du mur nord indiquent des reprises et extensions au cours des temps.
Les mécènes de Paty
Pendant plusieurs siècles cette chapelle a bénéficié de toutes les attentions d’une famille dévotieuse qui fit des dons (on dirait qu’elle fut mécène), ce sont les résidents du château de Paty, demeure patricienne sur la rive gauche de la Dordogne, dans la plaine à un kilomètre en amont du pont de Lalinde, qui commanda pendant des siècles à un bac à passage sur la rivière reliant la rive gauche au le Port de Lalinde rive droite. Ce sont les familles qui se sont succédées dans cette demeure, les de Paty, les de Caussade et les de Lapanouse qui furent les donateurs. C’est ainsi qu’au XVIIè siècle, les de Caussade financèrent un autel en bois qui portait les armoiries peintes de la famille: « de gueules au chevron d’argent, accompagné de trois étoiles ». Cet autel fut remplacé au XVIIIè siècle par un autel en pierre.
Dans le mur du fond du chœur, sur la gauche, est ménagée une niche dans laquelle est dressée une statuette d’un abbé mitré censé représenter le personnage de saint Front, la statuette provient de l’ancienne église du prieuré de Couze, aujourd’hui déclassée et fermée.
Paroisse et commune
Saint-Front-de-Colubry fut une paroisse pendant plusieurs siècles, dépendantes de la châtellenie de Badefols. Pas de village autour du site, le presbytère se situait au village de Coste-Périer, à près d’un kilomètre de là sur le tertre. Lorsqu’en 1789 les municipalités sont créées (elles prendront le nom de commune en 1793), elles reprennent la découpe des paroisses. C’est ainsi que la paroisse de Saint-Front-de-Colubry devient commune. Le 1er janvier 1830 la commune de Saint-Front-de-Colubry sera fusionnée avec celle de Couze pour devenir Couze-et-Saint-Front.
L’incarnation du mal
La petite nef peu éclairée est pavée d’un pisé. L’intérêt de l’intérieur de la chapelle c’est son programme iconographique au travers de ses sculptures qui illustrent les chapiteaux. Ils renvoient notamment à la légende du Coulobre qui s’attache au lieu et qui est l’allégorie de la lutte du christianisme contre les religions et pratiques cultuelles antérieures. Les animaux y occupent une place privilégiée. Il en est ainsi de la nouvelle religion, non seulement elle terrasse le mal incarné par un dragon, mais elle éloigne les animaux qui sont forcément des alliés de ces païens de jadis !...
Près de la chaire, un chapiteau réunit trois animaux qui furent décrit comme « trois bêtes monstrueuses » par l’abbé Goustat, historien de Pontours à la fin du XIXe siècle, qui y avait vu trois lions à visages humains. L’un des chapiteaux illustre la tentation du paradis terrestre ; au centre l’arbre du paradis, Adam à droite, Eve à gauche et le serpent qui enlace l’arbre, il porte un fruit, probablement la pomme, dans sa gueule ouverte tournée vers Eve. Derrière Adam, apparait un personnage muni d’un long bâton surmonté d’une croix pattée, il a l’air d’un prédicateur, le sculpteur anonyme a-t-il voulu ici représenter Saint-Front ?
Le Coulobre
Tradition orale de cette chapelle est la légende du Coulobre, ce serpent géant, mi-dragon, mi-couleuvre, on lui donnera aussi le nom de cingle par allusion à la longue colline qui s’étire le long de la rivière, qui dévorait dit-on les gabariers et tenait le fief du rocher que le christianisme allait mettre à bas et remplacer. Cette légende de Saint-Front, de même que la supposée vie du saint évangélisateur, est racontée dans Les Vies de Saint-Front et notamment dans la première Vie rédigée au VIIè siècle. Il y a trois vies de Saint-Front qui sont autant de sources à prendre avec des pincettes car l’imagination n’est pas étrangère. Le fameux saint Front après avoir évangélisé le Périgord, se retira dit-on « au désert », près de la rivière Dordogne après avoir vaincu un dragon. Voici notre Coulobre. Celui-ci vivait dans le cluzeau, sous l’actuelle chapelle, appelé encore de nos jours « trou du Coulobre ». Le trou existe, la légende a fait le reste…
Alors que l’évangélisateur était encore à son œuvre, survint une famine exceptionnelle. On a beau être acète comme Saint-Front et ses condisciples, l’eau fraîche et la méditation ne suffisent pas, les nourritures terrestres finissent par être nécessaires. Nos missionnaires seront dit-on sauvés par une caravane de chameaux portant ravitaillement. On retrouve les chameaux dans l’iconographie du Périgord, ainsi sur la frise de pierre qui couronne le grand portail de l’église de Beaumont-du-Périgord. Quant à Saint-Front son culte a pu se forger entre les VIè et VIIè siècle, période de réorganisation ecclésiastique en Aquitaine et naissance du culte des saints et de leurs légendes.
Bernard Stéphan
(cet article a été publié dans le magazine Secrets de Pays)