1.- Pourquoi le temps des moissons change-t-il de date entre 1950 et 2020 ?
(réactualisé en août 2024) Ce sont les pratiques agraires, culturales, qui sont à l’origine de l’avancement de la date des moissons dans le calendrier. Tant que les travaux se faisaient à bras avec la force animale les grands travaux sont généralement un peu plus tardifs. Ce n'est pas très sensible pour la fenaison. Le mois des fenaisons étaient depuis des siècles juin. Ce n'est pas par hasard que le calendrier révolutionnaire baptise Prérial les vingt premiers jours de juin. En général les fenaisons étaient terminées à la saint Jean (le 24 juin). Les moissons occupaient les jours de juillet, le battage des gerbes n’arrivant que fin juillet et dans le courant du mois d’août. Il y avait une dissociation des tâches qui ont été confondues dans la seconde moitié du XXè siècle grâce à la mécanisation et à la sélection génétique des variétés. Antérieurement le fauchage et la mise en javelles et en gerbes occupaient le premier temps, le battage occupait un second temps beaucoup plus tardif dans la saison. Il était nécessaire que le grain achève lentement, en gerbiers, sa maturation. Ce travail de battage (on emploie le mot dépiquage en Périgord) mobilisant beaucoup de bras, le calendrier répondait aussi à une organisation collective du travail, les bras allant de ferme en ferme en suivant la batteuse. D’où probablement, aussi, un battage relativement tardif dans l’été par rapport au calendrier du fonctionnement actuel des exploitations agricoles.
2.- Parmi les rituels, il y a celui du bouquet fleuri ou de la dernière gerbe. Comment sont-ils évoqués par les collecteurs d’usages ?
Concernant les foins, mais surtout les moissons, on retrouve quasiment dans toutes les cultures le rituel de la dernière charretée fleurie. Elle est explicite dans le Limousin, décorée d’une ramure d’arbre ou d’un bouquet de fleurs. Claude Seignolle dans ses collectes en Berry et en Sologne a mis en évidence l’usage de la croix d’épis de blé tressée qui est ainsi dressée sur le chargement. Dans certaines régions c’était la dernière gerbe qui était fleurie. Acte symbolique qui célèbre la récolte. On pouvait aussi entendre dire « on va mettre le bouquet sur la charretée ». Dans son Glossaire du patois berrichon, Hugues Lapaire (début du XXè siècle) a observé la coutume de la gerbaude qu’il raconte ainsi : « Gerbaude, la dernière gerbe de la moisson, la plus grosse, que l’on plaçait autrefois au sommet du dernier chariot. »
Les plus pratiquants de la religion réalisaient la croix des moissons, qui était souvent présentées à la bénédiction du 15 août. Ces croix étaient accrochées sur les portes des granges faisant un office de protection et conservées jusqu'à la moisson de l'année suivante.
En Périgord, George Rocal (l’abbé collecteur des usages locaux) évoque « le bouquet » mis sur le dernier char. J’ai pour ma part connu au début des années 1960, au sud du Périgord, dans la commune de Pontours, ce rituel du bouquet piqueté sur la dernière charretée de gerbes de blé. Lorsqu’il s’agissait de la dernière charretée de foin, on plantait sur le haut du chargement un rameau d’arbre très feuillu. Une tâche qui incombait en général à un enfant.
Le battage chez Lalot à Sainte-Colombe près de Lalinde (Dordogne). Photo extraite de "Le canton de Lalinde" (Mémoire en images) édition Alan Sutton
3.- Et il y a l’évocation qu’en fait George Sand …
Elle fait cette évocation dans La Mare au diable. Elle aborde dans un chapitre le temps des moissons en esquissant, au travers d’une très belle description, la puissance des charrois qui rentrent des champs, lourds de leur chargement, pour rejoindre les granges des fermes de la Vallée Noire dans le bas-Berry. On va pénétrer dans les granges en franchissant le « portau », mot local qui désigne l’immense baie permettant l’entrée des charrettes et des attelages. Voici comment elle décrit la scène : « C’est surtout le dernier charroi, appelé la gerbaude, qui demande des précautions, car c’est aussi une fête champêtre, et la dernière gerbe enlevée au dernier sillon, est placée au sommet du char, ornée de rubans et de fleurs, de même que le front des bœufs et l’aiguillon du bouvier.»
4.- On termine les grands travaux par le repas festif pris en commun, la gerbaude ou gerbe-baude …
Le nom varie ; gerbaude ou gerbe-baude selon les régions et c'est commun aux pays d'oc et aux pays d'oïl. C'est la garba-bauda en occitan. En Normandie c’était la passée d’août, en Berry on connaît le repas sous le nom de parcie. En basse-vallée de la Dordogne ont évoque aussi le pampaillet. J'ai trouvé le mot bavajade dans les villages des montagnes du massif du Sancy en Auvergne pour désigner cette fête. C’est le repas communautaire de fin des grands travaux et notamment des battages dans le Périgord, mais que l’on retrouve avec le même nom pour clore la fin des vendanges en bergeracois, mais aussi dans le bordelais. Repas festif qui agrège la communauté. On a besoin de partager ensemble après avoir travaillé ensemble. Ce repas c’est un peut la marque du temps qui passe. Lorsque le repas sera terminé, on passera à un autre temps. Celui de cette séquence de grands travaux communautaires sera achevé. C'était une forme de rite de passage de la communauté villageoise. Il faudrait nuancer puisque la gerbe-baude se déroulait dans chaque ferme, chaque domaine agricole. Il y avait donc, dans un pays, autant de gerbe-baudes que de fermes. Mais dans sa signification globale, c’est bien la marque du passage à autre chose. Le qualificatif de « rite de passage » est bien employé par l’ethnologue Arnold Ven Gennep qui parle même d’un « rite de terminaison ».
5.-En quoi ce repas ressoudait-il la communauté ?
C’était d’abord un repas familial élargi, mais ouvert aux voisins qui partagent leur force de travail, qui réunit maîtres et commis et dans l’usage ancien du métayage qui rassemble à la même table les maîtres, les régisseurs et les métayers et dont les mets étaient souvent payés par le maître. Tant que durent les louées (notamment la louée d’été pour la Saint-Jean où sont embauchés les commis d’été), les saisonniers sont conviés à cette tablée. Ce repas est un événement au sens où il est en rupture avec les repas du quotidien. Il est festif et très codifié, mais riche, il s’oppose à la tradition de la frugalité que l’on trouve tant en Berry qu’en Périgord ou en basse-Auvergne par exemple. Dans le Berry, pour ce repas, on mange le coq en barbouille, en Sologne c’est l’oie rôtie, en Périgord c’est la tourtière de salsifis avec les cous d’oies ou de canards farcis, en Bordelais c’est le civet d’anguilles ou les lamprois aux poireaux et au vin rouge et le poulet rôti, en Auvergne c’est le chou farci. Et le dessert le plus commun à tous ces terroirs est la tarte aux fruits de saison, avec une variante en Périgord où on servait le massepain arrosé de crème vanillée.
Il ne faut pas oublier que dans le système d’entraide traditionnel, qui perdure jusqu’à la grande révolution agricole des années 1960, l’échange de travail entre voisins ne se traduit pas par une rémunération ; on échange la force de travail et on partage un repas festif. Ce repas est donc une manière d’affirmation du lien, de la solidarité, c’est une forme de rémunération, c’est une manière de prendre date pour un nouveau cycle de travaux en commun à venir l’année suivante. Arnold Van Genepp parle du « rite de terminaison » pour évoquer ce repas. « Ce repas, écrit-il, qui appartient à la riche série des rites de terminaison, par opposition aux rites de commencement, clôt la période saisonnière de travail et de fatigue. Ensuite chacun réintègre la vie courante, se livre aux occupations ordinaires de l’activité domestique et ouvrière, des champs, des ateliers, des usines. » C’est évidemment un repas universel qui a des formes cérémonialisées et qui de l’avis de tous les observateurs, est riche dans la composition de son menu (ce qui en fait un repas festif), et s’accompagne de réjouissances bruyantes, de farces, jeux, plaisanteries, chants, qui confortent l’expression de la solidarité. Quelquefois même il y a un joueur d'un instrument pour donner le ton de la fête. Et comme toujours dans l’usage collectif, il est un acte de confrontation. La communauté des travailleurs se déplaçant d’une ferme à l’autre dans l’environnement du village ou des hameaux, on compare les repas qui font ou défont la réputation de telle ferme ou de telle autre.
Chez Lalot à Sainte-Colombe (près de Lalinde en Dordogne) on pause après le repas, près de la batteuse. (Photo extraite du livre Le canton de Lalinde, éditions Alan Sutton.
6.- En quoi ce repas pouvait-il illustrer les rapports sociaux ?
L’élément majeur c’est l’ouverture de la tablée à tous, voisins, travailleurs saisonniers, parentèle distendue, journaliers, maîtres et commis, mais aussi on retrouvait là l’entrepreneur de la machine à battre, les anciens de la parentèle, les enfants, même les plus jeunes. On rassemble non seulement la fratrie, mais aussi la communauté au sens large. En Occitanie on dirait que c’est l’ostal dans son acception large qui est réuni. J’ai toujours observé que le repas est l’élément fort de la sociabilité, qu’elle soit familiale ou villageoise. Il n’est pas étonnant que la moisson et son étape ultime le battage, s’achève par un repas qui fête, qui remercie, qui rassemble, qui solidarise. Dans le Périgord méridional du milieu du XXè siècle, aux structures agraires de petits paysans propriétaires, le repas associe d’abord la famille et le voisinage. (Le métayage a en effet quasiment disparu au lendemain de la guerre de 1939-1945). Il solidarise une communauté villageoise fondée sur l’entraide. Dans le Berry, mais aussi dans le « bas-pays » du Libournais ou du Bordelais, terroirs de grands domaines, le repas de la gerbaude réunit à la même tablée non seulement la famille, le voisinage qui a aidé, mais les gens de maison et salariés ou commis ou journaliers du domaine. Il y a donc là une tablée qui fait fi des classe sociales le temps d’un repas. Même si, en analysant les tablées on s’apercevrait très vite que les convives s’assemblent par groupes sociaux et groupes de liens reproduisant même en ce jour de trêve, autour de la table, les divisions de cette société rurale très hiérarchisée. N’oublions pas que jusqu’à la guerre de 1914-1918 qui à cet égard constitue une rupture en déliant les rituels, il existe de nombreuses fêtes de corporations (comme les fêtes des bergers dans le Berry ou des bouviers en Périgord noir) où les humbles s’accordent une journée de détente entre eux loin des maîtres et des représentants des classes dominantes.
L’ethnologue Claude Seignolle a trouvé un témoignage intéressant du repas des moissons en Provence: « Pour la fin des moissons on décorait la dernière gerbe avec un drapeau. Les patrons paysans donnaient un grand repas. Pain et vin de maison à volonté. Ce repas débutait par des pois chiches garnis (en quantité). »
7.- Peut-on parler d’un rite collectif essentiellement masculin ?
Pas exactement. Mais il y avait incontestablement un répartition sexiste des fonctions. Le battage sur l’aire avec l’ensemble tracteur, batteuse, presse à paille, était un travail de force duquel en général les femmes étaient exclues sinon sur un poste de travail précis, celui du contrôle de la mesure de grains. Je l’ai ainsi vu pendant toute mon enfance en Périgord. Il y avait pour servir l’ensemble de la machinerie de la batteuse et de ses accessoires une quinzaine de postes de travail, et une seule femme. Les femmes apparaissent dans une fonction dévolue de service, distribution de la boisson (dame-jeanne de vin clairé frais ou quelquefois de cidre), préparation du casse-croûte et des repas de travail, organisation de l’accueil des batteurs et des voisins. En revanche dans l’environnement que j’ai connu, les femmes étaient présentes à la table de la gerbe-baude puisqu’il s’agissait d’un repas de rupture entre le temps du travail et le temps qu’on qualifierait de normal. Repas festif par excellence, il est alors ouvert à toute la communauté de l’exploitation y compris les plus jeunes enfants.
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8.- La gerbe-baude est-elle à rattacher à un culte de la nature ?
Il faut faire la différence entre la gerbe-baude; authentique repas de conclusion dans les fermes jusqu’aux années 1960 et la gerbe-baude reconstituée pour les fêtes agraires d’aujourd’hui, tant pour les fêtes des battages à l’ancienne que pour de grandes manifestations populaires comme la Félibrée du Périgord. Il me semble intéressant de noter que la moisson et le battage structuraient la vie économique du village. C’est en tous les cas le sens que je perçois pour les villages de mon coin du Périgord. Il existait comme une progression de l’activité trouvant une sorte d’apogée au moment du battage. La gerbe-baude étant vécue non seulement comme la conclusion, mais comme une forme de récompense, on avait engrangé les grains, on pouvait s’accorder un temps festif vécu en commun. Aujourd'hui les fêtes de la gerbe-baude essentiellement à destination des touristes et des urbains, singent le rituel d'antan, elles en sont une pâle copie, mais elles en ont perdu l'âme et le sens, et pour cause.
9.- Et par extension le mot gerbe-baude s’applique à d’autres repas festifs…
Il est devenu le mot qualifiant les grands repas paysans. Au premier chef l’autre temps fort des villages de mon aire d’enquête dans le sud du Périgord étaient les vendanges. Les petites exploitations agricoles du sud du Périgord, situées hors des zones d’appellations du bergeracois, possédaient toutes quelques arpents de vignes qui ne nécessitaient pas plus de deux journées de mobilisation pour les vendanges. Celles-ci se pratiquaient donc de la même manière que les battages, par entraide communautaire de voisinage. Les groupes de vendangeurs, pendant une quinzaine de jours, allant d’une ferme à l’autre. Si le repas de midi était en général une grosse collation prise sur une table à l’ombre des arbres de la basse-cour ou sous le couvert d’une grange ou même en bout de rangs de vignes en pleine nature, le repas final était une variante de la gerbe-baude autour d’une grande table. La gerbe-baude des vendanges marquait clairement la fin des grands travaux. Il y aurait bien sûr dans le courant de l’automne, dans cette partie du département de la Dordogne, la récolte du tabac, mais elle ne donnait pas lieu à des rassemblements d’entraide de l’importance des battages ou des vendanges. De même j’ai connu les dernières veillées « d’épanouillage » (égrenage manuel du maïs) ou de cassage des noix (ce n’est pas très ancien puisque ça remonte à 1963 ou 1964), il s’agissait de veillées tardives hivernales qui se concluaient par la consommation de pâtisseries maison, en général des merveilles, ces beignets locaux parfumés à l’eau de fleurs d’oranger. Plus récemment le mot gerbe-baude ou gerbaude s’applique à tous les repas plus ou moins festifs et surfaits des fêtes paysannes ou des fêtes à l’ancienne qui ponctuent les saisons touristiques.
10.- Et le menu, en quoi était-il festif ?
Il était festif parce que copieux et composé de mets qui n’étaient pas quotidiens. Nous sommes dans des société paysannes où on mange des productions saisonnières de la maison qui sont simples et rustiques. Souvent alors le plat principal, notamment du repas du soir, c'est la soupe trempée avec pain et légumes dont les fèves non pelées, rarement de la viande. J’ai souvenir pour le repas de la gerbe-baude d’un menu comme suit, arrosé au vin rouge de la propriété : soupe de vermicelles gras, plats de crudités (tomates, œufs durs, betteraves rouges, carottes râpées), cous d’oies farcis et abats de canards en ragoût aux salsifis (ou poules au pot), poulets rôtis avec pommes de cèleris au jus, salade à l’ail, caillade, tartes aux pêches, café, goutte. On le retrouve selon les terroirs avec des variantes, c’est le poulet en barbouille dans le Berry par exemple, le coq rôti dans les fermes du Sancy en Auvergne. La gerbe-baude des moissons est davantage articulée autour des rôtis, celle des vendanges est davantage portée vers les viandes en sauces ou les civets, le temps des chasses a débuté.
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Mot d'ici: gerbe-baude ou gerbaude

Voici un mot qui renvoie aux grands travaux et aux grands repas paysans, mais aujourd’hui il a été repris dans une tradition festive urbaine. Ce mot est Gerbe-baude ou gerbaude.
Nom commun féminin qui associe deux mots ; garbat et baud. Garbat renvoie au mot gerbe ou gerbier. Quant à baud voici un mot issu de l’occitan (languedocien) baudo : animé, festif, joyeux. On retrouve en dialecte gascon le verbe bauda qui signifie crier, parler fort, chanter.
La traduction littérale probablement la plus juste de garba-baude serait la gerbe joyeuse ou la gerbe belle.
C’est donc par extension la fête qui conclue les grands travaux de la ferme ; c’est le repas de clôture des battages et plus largement de tous les grands travaux agricoles (fenaisons, vendanges, etc.).
En Limousin le poète occitaniste Jean Rebier (1879-1966) a écrit plusieurs chansons populaires dont « La Gerbe baude ». La première strophe raconte ainsi cette journée : « C’est aujourd’hui que nous faisons gerbe baude/ C’est aujourd’hui que nous mangeons le coq/ Aujourd’hui nous aurons la tête chaude,/ Demain la fièvre dans les cheveux (…) »
Bien sûr si la gerbe baude est le repas de clôture des grands travaux, le mot renvoie à un vieil usage que j’ai connu du côté de Lalinde et que nombre de collecteurs d’usages ruraux ont rencontré dans d’autres régions. C’est le bouquet de fleurs hissé sur la dernière charretée de gerbes ou de foin.
C’est ainsi que près de Lalinde, au début des années 1960, encore on plantait au haut de la dernière remorque, sur la dernière gerbe, un bouquet de fleurs pour marquer le dernier chargement vers la ferme. Ce bouquet annonçait les ripailles.
En Bordelais et en basse vallée de la Dordogne, le mot qui désigne la fête de la fin des vendanges est totalement différent, c’est le pampaillet.
Par extension, la gerbe baude c’est devenu le repas de fête à la paysanne ou le repas touristico-estival. Usuel dans tout le Périgord mais aussi en Limousin, en Quercy et dans une partie de la Gascogne.