L'exemple d'un village du Massif central à la Libération.- (actualisé en septembre 2019) C’est un village du département de la Corrèze sur la rivière Auvézère. On est la croisée des départements, ici vient doucement s'achever la Corrèze, la Haute-Vienne est proche, la Dordogne est à quelques pas en aval de la rivière. Certaines cartes postales du début du XXè siècle portent la mention explicite « Ségur sur le Haut Vézère » alors que les géographes et le célèbre guide bleu Johanne parlaient de la haute Vézère pour désigner cette rivière.
Ségur-le-Château est classé plus beau village de France. Le site est doublement façonné autour de la rivière Auvézère avec ses deux méandres, l’un enferme dans sa boucle le champ de foire et le second encercle une puissante butte naturelle sur laquelle est dressé un château fort complété d’un logis plus récent.
Ce château est le témoin de ce que fut une des forteresses les plus importantes de la vicomté de Limoges. Ce bation féodal est considéré comme le plus ancien château du Limousin, la construction commence au IXè siècle, vingt ans après la mort de Charlemagne.
L’histoire du village a été marquée par l’installation à partir de 1343 de la cour des appeaux, cour de justice d’appel des comtes du Périgord. Cette justice d’appel a été à l’origine d’une urbanisation de caractère noble dans le bourg castral. Les nombreux hôtels particuliers avec tours et tourelles datés des XVè et XVIè siècles témoignent de la présence de magistrats en résidence. Lorsqu’en 1437 le comté du Périgord fut rattaché à la vicomté de Limoges, Ségur conserva le privilège d’accueillir la cour de justice qui recevait les appels de cent cinquante juridictions. Le passage de Ségur dans la famille d'Albret en 1468 renforça l'animation et le rôle de cette place forte et place de justice. Lorsque le plus titré des Albret, Henri, roi de Navarre, accéda au trône de France sous le nom de Henri IV, il rattacha la vicomté de Limoges, dont Ségur, au royaume. Le village en conserve le souvenir, l'usage ayant baptisé une belle demeure Maison Henri IV. Cet usage renvoie à la bataille de La Roche L'Abeille qui opposa troupes catholiques et troupes calvinistes le 25 juin 1569, au cour de la troisième guerre de religions. Le jeune prince d'Albret, futur Henri IV, qui participa à la bataille, aurait séjourné à Ségur, en chemin pour La Roche l'Abeille.
Le bourg de Ségur au XIXè et au XXè siècles est un bourg rural type avec une activité importante liée à sa rivière. D’abord avec ses moulins. On comptait encore dans la première moitié du XXè siècle trois moulins à eau dans et aux abords du village : le moulin Richard, le moulin du Pont Saint-Laurent et le moulin Grimal en aval. Ensuite ses métiers de rivière avec la présence de tireurs de sable et l’importance tenue par la pêche en eau douce et notamment la pêche aux goujons. Au point qu’entre 1919 et 1924 la commune a pris le nom de Ségur-les-Goujons.
Bourg rural très lié à sa campagne, les fermes y ont pratiqué traditionnellement deux assolements, l’élevage de vaches à viandes et les céréales, on y trouvait une activité d’artisans et de commerçants très liés aux besoin de ce monde rural. Ici on est a dix kilomètres de Lubersac, le chef-lieu de canton, quarante kilomètre de la sous-préfecture Brive et une quinzaine de kilomètres du gros bourg Saint-Yrieix-la-Perche au sud du département voisin de la Haute-Vienne. Tant que la voiture n’aura pas réduit les distances, Ségur-le-Château sera typique du village qui vivra en autarcie par usage et nécessité. C’est un monde fini qui s’organise autour des grands repères du village, la mairie, l’église, le champ de foire, les moulins, les quelques bistrots, le restaurant, la régie et la rue principale qui franchit deux ponts sur l’Auvézère; le pont Saint-Laurent et le pont Notre-Dame. La grande crue de 1912 emportera les deux ponts étroits à l’architecture dite médiévale. Ils seront reconstruits, élargis, bâtis en béton gris bien peu en harmonie avec le style du village.
Ici la vie est difficile. Jusqu’à la dernière guerre trois générations, quelquefois quatre, cohabitent dans les maisons du bourg et dans les fermes. La paysannerie est faite de petites propriétés familiales où la polyculture a pour seul objectif l’agriculture de subsistance et des métairies de quatre grands propriétaires fonciers. Les métayers deviendront fermiers au lendemain de la guerre avec la réforme des statuts de l’agriculture. Le village est le cœur de cette communauté où l’on se retrouve. Les gros bourgs et les villes sont loin, il faut aller prendre le train a six kilomètres de là à Saint-Julien-le-Vendomois, on vit donc entre soi, sauf pour les « cas rares ou graves ». On va souvent a pied, en cariole à cheval si on est plus argenté, jusqu'à la gare lorsqu'on doit récupérer un colis d'une commande à Manufrance ou a un magasin de produits en gros. Dans cet univers l’activité offre tout ce qu’un paysan pauvre de 1930 peut espérer trouver dans son village pour ses besoins qui ne sont pas nombreux ni ambitieux. A Ségur il aura tout de même une raison d’émerveillement que l’on n’a trouvé que plus tard ailleurs. C’est en effet au lendemain de la Grande Guerre que le moulin Richard, en amont du village, cessa son activité de mouture du grain. L’usage de sa chute d’eau fut récupéré par une centrale électrique entre 1928 et 1931 qui produisit pour les besoins du village l’électricité ; un courant de 110 volts soumis aux aléas de la puissance saisonnière et cyclique de la chute d’eau. C’est ainsi que la lumière des ampoules pouvait battre au rythme du courant dans les maisons et tomber des réverbères dans la rue principale. Une vraie nouveauté puisqu’on venait le dimanche à la tombée de la nuit, des villages voisins, pour "voir" l’électricité à Ségur.
En 1945, au lendemain de la guerre, alors que les forêts aux abords du village ont abrité des maquis du Limousin et du Périgord, on a dans la mémoire vive la tragédie du Moulin du Pont Laveyras (photo de la façade du moulin ci-contre. Ph.B.S.). Ce moulin situé en aval, dans les gorges de l’Auvézère, en zone très boisée, avait été transformé en refuge et refuge de jeunes réfractaires au STO. Probablement victimes d’une dénonciation, le groupe fut surpris la nuit du 16 février 1944 par les troupes allemandes, appuyées par la milice de Vichy, venues de Limoges. Trente quatre maquisards furent tués sur place et cinq sont morts en déportation.
Ces lendemains de guerre et d’Occupation solidarisent fortement la communauté villageoise. Rien n’a encore vraiment changé depuis l’avant-guerre, la société est toujours aussi peu mécanisée et le lien social s’organise autour de ses métiers qui n'ont quasiment pas changé depuis l'avant-guerre. Une société qui semble immuable et qui en 1945 est toujours plongée dans le traumatisme, dans le rationnement avec les tickets, (ils seront maintenus jusqu'en 1950), dans les pénuries et la misère, qui mange encore souvent des galettes de sarrasin et qui probablement enfin se met à espérer.
Photo (reproduction): une vue du moulin tel qu'il était en février 1944 au moment de la tragédie. (Un chemin de la mémoire, ainsi qu'un petit musée, ouverts en 2013 sur le site, permettent aux visiteurs de suivre les événéments et de se remémorer le contexte).
Voici l’inventaire des pas de porte de Ségur-le-Château en 1945.
L’église en haut du bourg est dédiée à Saint-Léger, elle est située dans le quartier du Baillargeau, le quartier haut. Saint Léger est fêté le 2 octobre. Un vitrail contemporain dessiné par l’artiste Vincent Corpet inspiré du martyre de saint Léger éclaire l’entrée de la nef.
Dans l'église est conservé un tableau signé Edouard Alexandre Sain, représentant Jésus et la samaritaine. L'auteur est un maître de la fin du XIXè siècle, très inspiré par l'Italie, qu'il s'agisse de la mythologie ou des paysages. C'est aussin un portraitiste. Il a également beaucoup interprété des scènes de la vie du Christ. Le tableau accroché dans l'église de Ségur est un achat datée de 1876.
Face au parvis, sur la place, se dresse le monument aux morts. Vingt-sept enfants de la commune de Ségur sont tombés durant la guerre de 1914-1918 et quatre pendant la seconde guerre mondiale. On trouve une autre victime de la Première Guerre mondiale. II faut en chercher la trace dans le cimetière, sur les hauts du bourg, en plein midi. Une plaque en faïence, sur une vieille tombe signale l'identité de la défunte. Il s'agit, selon la plaque, de "Madame Warnier" décédée le 30 mars 1918. La faïence porte la mention suivante: "Victime du bombardement de Paris". Elle avait succombé au bombardement du canon allemand baptisé "Le canon de Paris", canon géant monté sur raïls, qui, positionné à vingt kilomètres de Paris, au nord de la ligne de front, tirait au hasard sur la capitale. Le canon fut utilisé du 23 mars au 9 août 1918.
La place du monument au mort a été baptisée place Pierre Pouyade. En hommage au général Pierre Pouyade, aviateur, héros de l'escadrille Normandie-Niémen dont il fut le commandant pendant la seconde Guerre mondiale. Il était Compagnon de la Libération. Si Pierre Pouyade n'est pas né en Corrèze, sa famille était originaire de Ségur-la-Château. Et ses parents y ont passé leur retraite et sont inhumés dans le petit cimetière du village. A ce titre Pierre Pouyade a souvent séjourné dans le bourg de la terre de ses ancêtres. Et après guerre il a même été député de la circonscription législative de Brive. A sa mort il a été incinéré et ses cendres ont été éparpillées en Méditerranée au large de Bandol; au-dessus de la zone supposée de la chute de l'avion d'Antoine de Saint-Exupéry.
En septembre 2014, une stèle à la mémoire de Pierre Pouyade a été érigée près du monument aux morts. (Voir ci-dessous le diaporama)
Après le monument au mort on prenait la rue descendante qui sépare en deux le quartier dit de "Basse-Marche" pour passer devant chez le tailleur, M Bauduffe. Il taillait les costumes des hommes, le fameux costume du mariage qui serait le costume du dimanche. Souvent unique costume de la vie, il finirait en costume mortuaire qui accompagnerait son propriétaire pour le dernier voyage. Certains au village faisaient venir, jusqu’en 1936, le tissu directement de Paris par la famille Gargaud qui avait une parenté avec les Dufour du moulin Saint-Laurent. M Gargaud était chef du rayon tissus pour costumes d’hommes dans le grand magasin de Paris des tissus Labbé. Travail qu’il avait quitté en 1936 pour venir passer sa vieillesse dans sa maison, près du moulin Saint-Laurent, et s’adonner à une de ses passions, le jeu de cartes qu’il pratiquait dans le bistrot du pont proche du champ de foire. Le père Bauduffe avait un autre activité accessoire. C’est lui, qui avec son cheval, conduisait le corbillard stationné sous un auvent près des écoles, les jours d’enterrement.
Donnant sur la rue principale l’atelier du menuisier Breuilh qui lui aussi avait, dans une grange attenante à l’arrière de la maison, trois vaches laitières. Et il vendait le lait frais au voisinage. Et accessoirement il assurait la fonction de marguillier et sacristain.
Les écoles publiques et la mairie occupaient le bâtiment construit sur le modèle de l’architecture républicaine. La cour et les préaux ouvraient sur la vallée. Il y avait trois classes et donc trois maîtres logés au premier étage du bâtiment. On n'était probablement pas loin d'une centaine d'élèves, au plus fort de l'effectif scolaire on dénombrera 105 élèves en 1960. Même si le pic démographique est de 1105 habitants en 1851.
Sur la placette, dite place Jean de Laigle, le presbytère avec ses allures de petit castelet, la tourelle coiffée d’une petite croix métallique. L'abbé Vastrou, curé de la paroisse, ne lésinait pas sur le vin de messe, il consommait pour la circonstance du vin blanc de Gaillac qui était livré en grands fûts de 80 litres à la gare de chemin de fer de Saint-Julien-le-Vandômois. C’est le meunier Michel Dufour avec son camion automobile qui assurait le transports du barricot, de la gare jusqu’au presbytère. Contre une dégustation assurée.
Face au presbytère, de l’autre côté de la place, Elie Renaudie tenait son atelier de cordonnier.
Sa femme Esther tenait l’épicerie attenante. Ils avaient trois vaches, des "brettes", ils vendaient le lait frais au voisinage.
Toujours sur la rue descendant, la forge de la famille Magnoux dont les femmes tenaient aussi une épicerie mercerie. Pour faire bonne figure, comme leurs voisins, les Magnoux élevaient trois vaches laitières, ils vendaient le lait frais au voisinage. Cette activité nécessitait de nourrir les bêtes et d'en assurer la garde. Sur les pentes qui descendent vers la rivière il y a les petites parcelles de prairies où chacun avait son pacage. On cultivait aussi, proche des jardins, des carrés de topinambours; un tubercule dont les vaches étaient friandes. Ils seront progressivement remplacés par des betteraves. Sur la placette se dresse une vaste maison à pignon des XVè et XVIè siècle. Cette maison est improprement appelée "Maison des appeaux", son rez-de-chaussée a pu être un halle de repli pour l'ancien marché en cas de mauvais temps.
Pas bien loin s’ouvrait le petit atelier du sabotier Aublanc ; il fabriquait les sabots de bois en noyer, quelquefois en accacias, ainsi que les galoches noires vernies (pour le dimanche).
De l’autre côté de la rue; la maison des Padoux donnait sur le haut du champ de foire ou le père Padoux oeuvrait, il était maréchal-ferrant. En haut du champ de foire on trouvait le travail (qu’on prononçait à l’occitane tromail) pour immobiliser les bêtes à ferrer ainsi que le poids public avec la bascule, une autre activité des Padoux. Dans le pays jusqu’à la mécanisation d’après-guerre, les bêtes de traits sont essentiellement des attelages de boeufs ou de vaches. Les chevaux sont rares, on les trouvait seulement dans deux fermes. Pour le transport du quotidien on utilisait les ânes et des mules, animaux alors très communs ici.
Peu avant le bureau de poste, dans un grosse bâtisse traversière entre la rue et le champ de foire s’ouvrait l’auberge-café Féral. Pas de nom, pas d’enseigne, chacun connaissait la maison au nom de « Chez Féral ». C’est la mère Féral qui cuisinait au feu de cheminée et au gaz.
La grosse maison attenante, elle aussi traversière, était le bureau de poste tenu par un facteur chef.
Passé le bureau de poste voici la boulangerie de la famille Chatufaud. Chatufaud avait une bosse dans le dos et disent ceux qui l’ont connu, "il faisait un pain formidable". A l'époque la boulange produit un pain de ménage qui répond aux besoins des familles aux grandes tablées et en particulier de la consommation paysanne. On mange beaucoup de pain, on taille le pain dans la soupe. Le plus petit pain pesait 800 gr. Chez Chatufaud comme ailleurs on trouvait les gros pains longs, ventrus, qu'on appelait "miche" en Périgord et qu'on désignait ici sous le nom de mélée. On allait acheter une mélée, uno mélado. On trouve aussi alors des pains en forme de grosses couronnes et des tourtes. En 1945 le pain est encore rationné avec les tickets d'approvisionnement. Il n'y a bien entendu aucun pain fantaisie pas plus que de baguettes qui sont inconnues.
Face à la boulangerie, l’épicerie et la régie de la famille Coudouent. Aux rayons de la régie, outre la fourniture du tabac et des allumettes, on pouvait retirer les acquis pour les droits de transports des céréales et des alcools, les bons de mouture et des cahiers d’acquis.
Près du pont, un café-restaurant longeait la rivière, lui aussi sans nom.
Le champ de foire était l’espace de tous les rendez-vous communautaires, foires, marchés, fête au village, cirques, etc. stationnement une fois l'an de plusieurs familles de romanichels s'adonnant au rempaillage des chaises, au rémoulage des couteaux et à la vannerie. Chaque année la traditionnelle fête patronale rassemblait là les stands, les jeux collectifs, le manège de la famille Stadelman et le bal-parquet avec l’orchestre l’Espérance, une famille de musiciens routiniers qui tournait dans les cantons de ce coin de Corrèze. Sur la pente des gorges, du côté de la route de Pompadour on piquetait les fusées des feux d’artifices qui étaient tirées par le menuisier Breuilh. C’est sur le champ de foire, près de la rivière, qu’au creux de l’hiver s’installait le bouilleur Martin avec son alambic, qui venait de Lubersac. Il distillait les alcools de fruits et de marc et discrètement de l’alcool à 90°C pour un usage prophylactique et médicinal. Il y a bien longtemps, c'est sur ce champ de foire qu'étaient édifiés une halle et l'auditorium de la cour des appeaux. Aujourd'hui s'ouvre la mairie, vers le champ de foire, et l'agence postale, vers la rue
Photo: vue d'une carte postale (détail) probablement prise au lendemain de la Libération. Le camion automobile (à gauche) chargé de bois est arrêté à proximité de la boutique du père Blanc, le marchand de vin. A droite dessin à la plume esquissant le village à la fin du XIXè siècle. (Reproduction B.S.)
Une fois le pont franchi voici le boucher-charcutier Bigotte avec sa boutique ouvrant sur la rue et son abattoir ouvrant sur la rivière. Il abattait les bêtes dans la salle proche de la boutique, les déchets partaient directement dans la rivière dont le courant assurait le nettoyage. Un appât gourmand pour les poissons et notamment les bancs de goujons. Le boucher-charcutier était un des rares habitants de Ségur à posséder un cheval.
Juste en face de la boucherie, l’atelier du cordonnier Laversane qui vendait aussi quelques chaussures et chaussons.
Côté boucherie, en voisin, le salon du coiffeur Chazelas ; il coiffait indifféremment hommes et femmes. Pour les hommes il avait ajouté à la panoplie de ses prestations le rasage, la taille de la barbe, des moustaches et des rouflaquettes. Lorsqu’on annonçait un mort dans le pays, le coiffeur Chazelas fermait boutique et se rendait à la maison mortuaire pour coiffer et raser le mort et l’apprêter pour lui donner sa meilleure mine pour les visites traditionnelles du voisinage au défunt. M Chazelas avait une dernière activité, il vendait les articles de pêche. Sur la façade de la maison on voit encore l'enseigne en fer forgée, esquisse de la silhouette d'un pêcheur à la ligne.
Chazelas s'était installé là dans l'Entre-deux-guerres. Il avait acheté la maison qui abritait jusqu'alors le four public. Four communautaire dans lequel chacun venait faire cuire ses plats (rôtis, tartes, massepains, tourtières, etc.). Avec Chazelas, le four public a disparu.
Dans les divers quartiers, près du pont du champ de foire et au pied du château, des ruelles publiques très étroites courent entre les maisons. On les appelle les chareirous. Labyrinthes de jeux pour les enfants, ce sont les "raccourcis" pour regagner discrètement son domicile.
Au bout de la rue, le père Blanc menait deux commerces dans deux bâtiments distincts. Côté bourg il tenait épicerie et restaurant donnant sur la rivière. Côté quartier de l’Aumonière il tenait boutique de marchand de vin. Son chais donnait route de Pompadour, toutes les cartes postales anciennes trahissent cette activité, plusieurs barriques sont ainsi entreposées le long de la route, le père Blanc vendait le vin en vrac. Il est vrai qu'ici on n'est pas vigneron. Les vignes sont rares, il y a bien quelques parcelles dépendantes de fermes des plateaux. C'est la ferme du Grangeaud, la plus proche du village, qui a une vigne. Plantée en cépage de noha, elle produisait un vin sirupeux, un vrai casse-tête.
Le Père Blanc est un des trois habitants de Ségur qui possèdent alors un véhicule automobile, un camion Berlier. Antérieurement il était aussi un des rares a posséder un cheval d'attelage. C’est dans la salle de son restaurant qu’on projette des films avec le cinématographe. Et ça va durer jusque vers 1965. On se souvient encore des soirées pour voir Le jour le plus long, La princesse de Clèves, Le Comte de Monté Cristo. La salle était libérée des tables, on alignait les chaises, des bancs sur les premiers rangs où prenaient place les enfants, on fermait les volets et commençait alors la projection. Le Père Blanc est aussi un des rares habitants qui a le téléphone. Ils sont ainsi trois à avoir le téléphone, le père Blanc, le maire Praudel (qui est notaire) et la sage-femme Denise Dufour.
A quelques pas de portes la maison Boyer, marchand de fromages, de légumes et de fruits. Au rayon laitier ; des fromages d’Auvergne directement livrés par des voyageurs de commerces venant du Cantal.
En poursuivant sur la route de Pompadour une maison cossue, donnant sur la rivière, abritait l’office notarial Praudel. Ledit M Praudel, outre son office, était maire de la commune en 1945. C’était un maire de gauche, militant de la SFIO, il était en lutte avec les grands propriétaires terriens de la commune. Ceux-ci se comptaient sur les doigts d’une main avec quatre familles. Jusqu’en 1945 le maire-notaire se déplaçait dans une jardinière à cheval, après la guerre il fut un des premiers dans la commune à acheter une voiture automobile, une traction Citroën noire.
En descendant la rue on arrive dans le quartier du pont Saint-Laurent. Où s’ouvrait le moulin tenu par Michel Dufour. On écrasait encore la mouture avec la meule en silex, on y trouvait aussi un peu d’arachide pour la nourriture des bêtes. Michel Dufour possède un véhicule automobile à moteur, un camion Ford qui avait été réquisitionné pendant la guerre. Michel Dufour est un ancien de la guerre de 1914-1918, il avait notamment combattu à la bataille de Verdun. En 1945 on est encore soumis à la pénurie de grains. Le moulin de Michel Dufour comme ceux de ses collègues de la vallée de l'Auvézère fait souvent moudre du blé américain qui arrive dans le cadre des aides américaines du plan Marshall.
Au carrefour du moulin deux commerces avaient fermé depuis peu en 1945. L’épicerie Reiller avait tiré son rideau depuis quelques mois seulement, elle liquidait ses stocks en 1945. La boulangerie dite de la tante Marguerite, face au moulin, avait définitivement tiré son rideau en 1936. C'est au coin de la maison de la tante Marguerite, à l'angle, qu'une niche aménagée abrite la statuette de saint Roch qui veille sur le carrefour, sur le quai du moulin et sur la ruelle.
Une fois passé le pont Saint-Laurent on laissait à droite la maison de Denise Dufour, épouse du meunier Michel Dufour, sage-femme depuis 1921, et la seule femme au pays à posséder une voiture automobile pour se rendre aux chevets des parturientes dans les fermes. Une figure d’exception, femme libre de part son métier, passionnée de pêche à la ligne, poétesse qui tournait joliment la rime, elle a laissé quelques poèmes chantant son village et sa rivière (1). Ainsi ce joli texe intitulé Ségur en quelques vers:
Ségur! Vieille cité pleine de souvenirs!
Ses ruines qui verront les siècles à venir !
Ségur, ses verts coteaux, son cours d'eau encaissé,
Son vieux château parlant de son éclat passé.
Au fond de la vallée couronnée de grands bois
Notre petite ville compte à peine cent toits.
Deux faubourgs: l'Aumonière au sud-est étagée
Et le vieux Baillargeau au nord de la cité;
Puis de vieilles maisons, mais si belles ! Si belles !
Que le roi Henri IV, choisissant l'une d'elles,
En devint amoureux et lui donna son nom.
Comme une grande dame elle forc' l'admiration;
Avec le bon accueil elle vous dit: "Bonjour"
Tout en vous invitant à visiter un jour
Ses soeurs aussi jolies et flanquées de tourelles
Dont l'encorbellement abrite l'hirondelle.
Et, comme un beau ruban enserrant un joyau,
L'Auvézère s'enroule autour de son château,
Ajoutant bien du charme à ce coin enchanteur
Que je baptiserai: "Paradis des pêcheurs."
En remontant on entre dans le quartier des Farges et on passe devant la tour Saint-Laurent.
En prenant la route de Saint-Yrieix on trouvait la maison du charron Ventaux. L’atelier fut repris par Félix Charbonnier, dit André, ancien ouvrier des usines Merlin à Vierzon. Il avait fait construire une maison suffisamment haute pour que l’atelier, au rez-de chaussée, permette qu’y entre une batteuse Merlin pour la réparer.
Plusieurs artisans maçons-couvreurs, les Vignal et Chaminade, travaillaient dans le village, de même deux maçons, les frères Joffre. Sur la rivière deux tireurs de sable opéraient dans de grandes barques noires à fond plat capables de transporter un m3 de sable chacune. Le premier ; Mesnard, tirait le sable en amont sur l’écluse du moulin Richard. Le second, Case, gardien du château, tirait le sable sur l’écluse du moulin du pont Saint-Laurent. Un troisième tireur de sable, Dauvergne, pratiquait cette activité pour son autre métier de maçon.
Le village est dominé par le château, la partie médiévale récemment libérée de sa végétation, le logis offrant une belle demeure donnant sur le pont du champ de foires. C’était en 1945 la propriété d’André Géraud (1882-1974) et de son épouse. André Géraud était journaliste dans la presse parisienne, il signait ses articles, dans l’Entre-deux-guerres, sous le nom pseudonyme de Pertinax. C'était un des meilleurs spécialistes de politique étrangère. Engagé à droite, c'était un patriote nationaliste. Il dénonça les dérives fascistes et toutes les variantes d’extrême droite, il écrivit de nombreux articles mettant en garde contre le franquisme, contre la montée de Hitler et militant pour une alliance franco-anglaise. Il s'exila à New-York et à Washington pendant l’Occupation où il retrouva de nombreux intellectuels comme André Maurois (2), Antoine de Saint-Exupéry, Geneviève Tabouis, Jules Romains, etc. Fin observateur de la vie politique des années 1930, spécialiste des relations internationales, analyste très documenté, familier des chefs d'Etat et de gouvernements (il était l'ami de Llloyd George, premier Ministre britannique de 1916 à 1922), souvent féroce et pertinent, il a laissé plusieurs ouvrages analysant la situation politique conduisant à la défaite de 1940 et notamment Les Fossoyeurs, défaite militaire de la France, armistice, contre-révolution (2 tomes). Il avait commencé à Londres avant 1914 au Daily Telegraph. Il sera ensuite reporter à L’Echo de Paris et au Temps. Il avait collaboré à la revue intellectuelle de relations internationales et de littérature L'Europe Nouvelle fondée par la journaliste et militante féministe Louise Weiss. Avant-guerre il fonda le journal L'Ordre pour militer contre l'esprit munichois. A la Libération il fut correspondant du Baltimore Sun avant d’entrer à France Soir sous l’autorité de Pierre Lazareff. Il passa sa retraite retiré à Ségur dans son château, gardant de nombreuses amitiés dans le monde.
Lorsqu'on s'aventure vers l'ouest du bourg, on arrive au moulin Grimal. Au-delà une passerelle piétonne permet de franchir la rivière. Elle est de construction récente. Elle a été rénové début 2014. En 1945 on franchissait encore à gué, légèrement en aval de l'actuel ponton. Au-dessus du moulin Grimal, dans la pente, on rejoint Le Château Rocher. Où, en 1945, abitait un vieil original, un peu artiste, un peu sauvage. Il jouait de l'accordéon par routine et ajoutait à sa panoplie instrumentale un grelot fixé à une de ses chevilles qu'il faisait tinter en sautillant. Il était un animateur des bals de mariages et des bals de jeunesse à la Libération.
On allait aussi, bien au-delà pour les bals improvisés. C'est ainsi que sur la rive gauche de La Boucheuse, pas très loin du pont des Biarts, est sise la bâtisse d'une ancienne filature entraînée par une chute d'eau, et une exceptionnelle roue à aubes, hors service depuis l'avant-guerre. Régulièrement le dimanche, la jeunesse du pays se retrouvait à la filature, lieu prisé pour sa grande salle et pour son caractère discret loin de tout village. Pour y danser sur la musique du père Autier de Saint-Eloy-les-Tuileries qui jouait de l'accordéon et agitait des grelots attachés à ses chevilles.
Les pentes au sud et sud-ouest du village sont boisées. Des taillis à usages multiples, à la fin de l'été les poussées de cèpes y sont souvent généreuses, les chasseurs vont sous les couverts, ce sont des refuges bécassiers, les conifères ne sont pas avares d'accueillir des palombes en maraude. Jusqu'à l'après-guerre on pratique dans ces taillis le vieil usage du glanage libre. Les familles du village pouvaient aller chercher du bois mort et ainsi préparer quelques réserves domestiques gratuites pour le chauffage hivernal. A ce glanage du bois, on ajoutait aussi la récolte libre de la litière (feuilles mortes, brande, genêts) pour le sol des étables des animaux domestiques.
Les pentes des gorges de l’Auvézère, en 1945, sont à la fois des prairies et un petit parcellaire cultivé et on y trouve de nombreux arbres fruitiers de plein vent. Ici on boit du vin qu’on achète chez le père Blanc et du cidre que l'on fabrique. Chacun presse ses pommes qui sont à profusion dans toute la campagne proche. Le pressoir est chez Darnac, à la petite ferme de Pinoly-Bas sur la route de Pompadour. C’est un pressoir hydraulique. Chacun vient alors là avec ses fruits, sa futaille, le tout transporté sur une charrette tirée par un attelage de bœufs ou de vaches. Pour faire durer, on ajoute de l'eau sur les pommes après la première pressée pour obtenir une piquette du quotidien. On a vu qu'on boit guère de vin, on se désaltère au cidre et bientôt à la bière. Certains hommes, engagés dans les combats y ont pris goût pendant la guerre. Ici on boit la bière de Saint-Yrieix-la-Perche produite par le brasseur Holderer. C'est la marque des bières Holderer qui alimente le pays et les bistrots. Elle a arraché ses lauriers depuis longtemps. Créée en 1828, elle avait décroché une médaille d'or à la grande exposition de Bruxelles en 1910. Dans les bals de villages on ne boit pas de bière. Jusque vers 1950, on boit un vin servi à la chopine. Et jamais de glaçons. Les glaçons sont une invention moderne. On a toujours en tête ici, comme ailleurs dans les campagnes, cette recommandation d'une médecine empirique: ne jamais boire trop froid, c'est "ainsi qu'on attrape du mal". Et d'ailleurs en 1945 on ne connaît pas les glaçons à Ségur. Il y a bien un fabriquant de pains de glace, il est loin, installé à Saint-Yriex-la-Perche où on utilisait l'énergie du gaz de l'usine à gaz locale. C'était très rare et très bourgeois l'usage de pains de glace à Ségur. Plus que le pain de glace, ici, on préférait les résidus de la sciure des filtres de l'usine à gaz pour un usage de désherbants dans les potagers. Régulièrement, avec une charette ou plus tard avec un camion, un homme du village partait jusqu'à l'usine à gaz de Saint-Yrieix pour ramener un chargement gratuit de sciure usagée, sortie des filtres de l'usine. Cette sciure chargée d'impuretés carbonnées, répandues dans les allées des potagers, étaient un désherbant efficace et durable.
A cette époque l'eau de la rivière est un bonheur, on ne parle pas de pollution, le courant entraîne les moulins, l'eau claire lave le linge de maison, la rivière livre généreusement ses plein paniers de poissons. Pour l'eau potable, on va puiser aux fontaines et aux puits publics. C'est ainsi qu'il y a en haut du village la fontaine du Pont Richard (photo ci-dessus), toujours dans le haut du bourg, derrière l'église, la fontaine Nègrerie et son petit lavoir. Lorsqu'on descend on rejoint le quartier de l'Aumônière où un puits public est ouvert dans le mur de la ruelle. Une fois passé le pont Saint-Laurent il y a un puits public sur le chemin qui monte vers le Chedal alors qu'un autre puits public s'ouvrait au pied de la pente derrière la maison Reiller. Au-delà du village un puits public était aménagé à l'arrivée au moulin Grimal. Pour les usages domestiques autres que la consommation humaine, l'eau c'était celle de la rivière.
Et à part l'usage restreint du petit lavoir de la fontaine Nègrerie, les buanderies se faisaient le long de la rivière où allaient les femmes avec leurs grandes panières emplies de linge, en portant leur banche. L'eau dans les maisons, voilà bien une rareté en 1945 puisque seulement trois maisons sont ainsi desservies à domicile.
C’était Ségur en 1945. Le tableau d’une sociabilité villageoise très vivante qui repose sur ses métiers et ses institutions. Il est vrai que la population dépassait 600 personnes toute l’année.
(1) Elle est décédée début octobre 1983.
(2) C'est à New-York qu'il se lia avec l'écrivain André Maurois qu'il retrouva plus tard en voisin. En effet Maurois passa tous ses étés de 1926 à 1966, excepté la période de l'Occupation, dans son château d'Essandiéras en Périgord, près d'Excideuil, pas bien loin de Ségur.
TEMOIGNAGE: RESISTANT A SEGUR
René Dubois est né en 1925 à Chavagné (79). Domicilié à Saint-Julien-le-Vendômois (19), il décide de rejoindre le maquis en 1944. Voici son témoignage de son engagement dans la Résistance en Corrèze, dans le secteur de Ségur-le-Château. Ce témoignage a été recueilli et publié dans le document intitulé « Le régiment de marche Corrèze-Limousin. Des résistants limousins dans la 1ère armée française 1944-1945 » édité par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre.
« Nous sommes au début de l’année 1944, j’ai 18 ans22. Par radio Londres, nous suivons les événements de la guerre qui se précipitent sur le front russe. Le massacre par les Allemands du maquis de Pont-Las Veyras tout près, le 16 février 1944, nous révolte et nous engage à prendre le maquis pour nous venger. Un débarquement des Alliés paraissait proche. Mon voisin et ami, Fernand Lachaud, est un ancien engagé dans l’armée recréée par le maréchal Pétain fin 1940, puis dissoute lors de l’occupation par l’armée allemande de la Zone dite libre fin 1942. Il a gardé des contacts avec ses anciens supérieurs à Brive. Par leur intermédiaire, il a connaissance de la formation d’une résistance de l’Armée secrète dans notre région, au nord-ouest de Brive. Fin mai, nous décidons, avec d’autres jeunes de la région de Saint-Julien-le-Vendômois, de prendre le maquis. Le lieu de rencontre est fixé à Ségur-le-Château, dans la grange isolée de M. Coudouin, le long de la rivière l’Auvézère (proche du Moulin Dufour). J’emporte un fusil Lebel de 1914-1918, un révolver modèle 1892 e t des munitions qui ont été abandonnées dans la grange de mes parents par des soldats français lors de la débâcle de juin 1940. Regroupés au bout de plusieurs jours, nous partons rejoindre le camp «Coupry » implanté dans une forêt aux environs de Saint-Cyr-les-Champagnes en Dordogne. Nous voici incorporé s à l’AS , nous faisons partie du bataillon AS de trèfle placé sur les ordres du commandant Pierrot. Suite à des dénonciations ou indiscrétions, nous changeons souvent d’emplacements: un coin perdu dans la forêt du château de Repaire, Le Bos-Vieux, Grenouillet, La Jugie, distants d’une dizaine de kilomètres les uns des autres. Nous sommes encadrés par des militaires de carrière qui nous ont rejoints et qui nous donnent une formation paramilitaire très utile en vue des combats futurs. En juin et juillet 1944, nous avons bénéficié de plusieurs parachutages anglais d’armement (Sten, fusils-mitrailleurs, bazookas, plastique, grenades défensives, fusils…). Les largages avaient lieu vers 23-24 heures sur la commune de Beyssac, dans les prés de la ferme de la Nouaille (qui ont aujourd’hui laissé place au Club-Med de Pompadour). Les containers étaient vidés aussitôt. Le matériel rejoignait le camp dans un vieux camion à gazogène de la minoterie Besse de Pompadour. Les containers vides étaient chargés dans les charrettes à bœufs de la ferme, puis immergés dans l’étang dit d’Ecupillac, tout proche de la commune de Troche. Début août 1944, en prévision de l’attaque sur Brive, les différents groupes de l’AS de trèfle convergent à pied vers Uzerche et se rassemblent. Puis vient le départ à pied du bataillon vers Brive par Allassac, Saint-Viance, Varetz et par la route d’Objat. Nous entrons dans Brive après avoir réduit au silence une casemate allemande au pont de la Bouvie. »
La stèle à Pierre Pouyade érigée près du monument aux morts en septembre 2014. Au second plan, la maison aux volets blancs, était la maison de la famille Pouyade où Pierre passa de nombreux séjours. (Ph. © B.S.)
André Géraud, dit Pertinax. Un tableau campant l'église vue du haut de la boucle de l'Auvézère et une vue peinte du village dans la boucle de la rivière près du champ de foire. (La photo et les tableaux sont conservés à la mairie). La nouvelle palque du monument aux morts apposée le 8 mai 2015. Façade d'une maison dans la grand'rue du village. Le fameux séquoia géant du parc du manoir du Chedal. Le sol traditionnel des rues jadis, dans le village était constitué de pierres brutes issues de la rivière. Ruelle dans le coeur du village. Maison à tourelle dite maison des Appeaux. Façade de l'ancienne Maison Henri IV. Témoignage des palmarès des concours agricoles d'antan sur la porte d'une grange.