L'usage du don, et par conséquent du contre don, a profondément marqué les rites relationnels dans le village de mon enfance dans le Périgord méridional. Et il était semble-t-il assez commun dans les sociétés rurales traditionnelles en Occident. Le don tel que je l'ai vécu est une forme simple d’échanges, d’hommage, de remerciement, c’est un acte qui confirme les liens communautaires, c’est une forme de confrontation et c’est une manière d’assurer la pérennité des relations entre les familles voisines ou entre débiteurs. Ce n’est pas un acte gratuit et un usage désintéressé contrairement à son apparence généreuse. On doit donner, on recevra en échange et on rendra, et ainsi de suite…
Concrètement c’était incontestablement un échange. Il portait sur quelques productions de la maisonnée. Au premier chef le cochon au moment des charcutailles d’hiver, mais aussi les volailles grasses, le vin nouveau et même du miel si on avait des ruches, du fromage de fabrication domestique ou des fruits du verger. Pour le cochon par exemple, chaque fois qu’on tuait un cochon, lorsque s’achevaient les journées des charcutailles familiales, ma mère et ma grand-mère sélectionnaient les parts du don pour les fermes voisines. Pour celle-ci un morceau de boudin noir, quelques saucisses, des tranches de grillades autant que de convives probables, un morceau de filet. Pour celle-là un morceau de boudin, des saucisses, un carré d’épaule, un pot de grattons. Les familles qui reçoivent rendront avec les mêmes gestes quelques semaines après un don composé de manière similaire. On fera de même pour le vin nouveau en pratiquant un échange à l’identique. En général une dame-jeanne que l’on porte au soir du soutirage de la récolte de l’année et de sa mise en barriques.
Scène de fenaison dans les années 1930 en Périgord. L'échange de la force de travail entre voisins appartenait à ce lien social du don.
Le don n’est pas, dans ces deux cas précis, un simple présent amical. Il est une manière d’apporter au voisinage des produits frais dans un contexte où on n’est pas enclin à acheter du frais dans cette société rurale traditionnelle qui fonctionne pour l’essentiel en autarcie. Les cochonnailles s’étalant sur toute la période hivernale, chacun pris dans l’usage du don aura ainsi ponctué son hiver de viande fraîche. C’est aussi une manière de se comparer, de confronter ses productions, son savoir-faire d’une ferme à l’autre, d’une cuisinière à l’autre. Acte qui renforce le lien entre les divers groupes de la communauté. Il est une forme de confirmation du lien social entre les familles du village.
La nature de ces dons oblige chaque famille envers les autres. C’est ainsi qu’on doit rendre le don, ne pas le faire serait une forme de rupture des usages sociaux et de la pérennité des relations de bon voisinage.
On complète les dons d’échanges divers comme une bouteille de liqueur de genièvre au moment de la mise en bouteille de cet alcool domestique après la longue maturation de la fabrication, un panier de fruits du verger, quelques merveilles (beignets) au moment de la Chandeleur, etc.
Cet usage du don renvoie aussi à l’échange de main-d’œuvre dans l’accomplissement des travaux agricoles. On s’entraidait en donnant sa force de travail aux voisins pour les gros travaux (fenaisons, moissons, battages, vendanges, etc.), on recevrait de même en échange. Ici plus qu’ailleurs encore, le don suppose le contre don sous peine de rompre définitivement le lien social puisque l’économie agricole en dépendait, celle-ci étant fondée sur cet échange de force de travail et dépendante de cette forme de prestations communautaires.
* Je recherche les témoignages sur l'usage du don dans les sociétés rurales traditionnelles en Périgord, en Berry, en Limousin, en Auvergne.