Paysages de notre mémoire.- L'histoire du paysage reçoit une riche contribution avec la réédition du livre de Jean-Robert Pitte Histoire du paysage français, de la préhistoire à nos jours (Editions Taillandier, collection Texto). Evoquant la "longue marche vers le premier champ" l'auteur balaye la géographie physique du territoire avec quelques focus sur des terres qui sont devenues aujourd'hui des destinations touristiques. Ainsi les grottes et abris sous-roche de la vallée de la Vézère et de la vallée de la Couze dans le Périgord. "Les hommes de Néandertal ou Moustériens retrouvent ces refuges naturels pendant les longs hivers de la dernière glaciation qui débute vers -7000 ans. " Et lorsque l'homme sort, qu'il se fait nomade pour la chasse ou la cueillette il s'abrite sous les cabanes sommaires. Un usage qui a traversé les âges. " On retrouve quelques unes de ces huttes de feuillardiers dans le pays de la châtaigneraie du Limousin au sud du département de la Haute-Vienne. De même l'image renvoie aux vastes cabanes aux toits de brandes qui ont existé dans le sud du Périgord jusqu'à la fin des années 1960.
La longue étude des paysages va souvent hésiter entre les pays de champs ouverts et le bocage. Chacun étant porteur d'une civilisation et de sociabilités différentes. Mais l'usage du bocage serait relativement récent, l'auteur s'appuie sur les chroniques de César qui a trouvé peu de champs clos en Gaule, sauf sur le territoire des Nerviens dans l'actuelle Belgique.
Bories, cabanes de pierres sèches.- Autre élément marquant du paysage, notamment dans le sud de la France, mais aussi dans une partie du Périgord, de l'Auvergne et du Berry, les cabanes en pierres sèches. L'auteur considère qu'on en trouve dès l'âge du bronze. " C'est l'époque de la construction des premières bories, cabanes surmontées d'une fausse voûte en encorbellement. " Avec des variantes; ces cabanes de pierres sèches ont migré vers le nord; très nombreuses en Périgord noir, sur le causse de la Corrèze, on entrouve aussi sur le plateau calcaire de la Champagne Berrichonne (quelques unes subsistent vers Chateauneuf-sur-Cher) et aussi sur les anciennes pentes viticoles d'Auvergne notamment sur les côtes de Clermont. Et si la notion de regroupements de cabanes de pierres sous forme de villages est rare, on en observe un très bel exemple au hameau du Breuil sur la commune de Saint-André d'Allas en Dordogne, pas loin de Sarlat.
Légende: sur les côtes de Clermont, ruine d'une cabane en pierres sèches dans la zone des anciens vignobles. (Ph.B.S.)
Champs ouverts, champs fermés.- Récurrent, le débat sur champs ouverts et champs fermés revient comme un sujet infini dans l'ouvrage de Jean-Robert Pitte.
J'ai connu sur les coteaux de Lalinde (Dordogne) au début des années 1960 un quadrillage de haies dessinant ainsi un réel bocage de prairies. L'agriculture y était celle de petits élevages de vaches laitières, l'enclos naturel favorisant ainsi le gardiennage. Mais était-ce ancien ou récent ? En effet, préalablement à cet assolement de prairies, le plateau était vigneron avec un vignoble décimé par le phylloxéra. En l'espèce c'est la nécessité qui a fait l'usage et non l'inverse. Pitte cite l'historien Roger Dion pour lequel "le paysage du nord de la France résulte d'un aménagement lié aux troupeaux à la différence de celui du Sud exprimant davantage des préoccupations d'agriculteurs. C'est en effet, des nécessités de l'élevage que naît l'oppenfield au milieu du XIIIè siècle." Ainsi la Champagne Brerichonne qui devient un vaste pays ouvert avec l'élevage des moutons à laine en vaine pâture. Ce que ne permettrait pas un système de champs fermés.
Légende: paysage d'un ancien plateau viticole au sud de Lalinde (Dordogne) abandonné au cours du XXè siècle et tarnsformé en prairies. (Ph.B.S.)
Champs ouverts de Limagne.- Dans les temps forts de l'évolution des paysages, il y a les défrichements, les essartages et ponctuellement l'écobuage. Les défrichements sont exemplaires dans les clairières et sur les lisières de la forêt de La Bessède en Périgord méridional. On les attribue à un travail de pionniers conduit par les fondations monastiques issues de l'abbaye cistercienne de Cadouin. Et l'auteur ne lésine pas sur le lyrisme pour évoquer cet épisode: "L'abbaye et sa clairière aménagée au coeur d'une nature hostile figurent l'âme en marche vers Dieu dans un monde pêcheur semé des embûches du Malin." Le résultat est-il un paysage de clairières en openfield ou au contraire en bocages ? Il y a incontestablement une incertitude même si Pitte considère que l'openfield est apparu dans le nord de la France et "pousse des pointes jusqu'au coeur du Massif central, aux confins de l'Aquitaine et aux portes de Lyon." Au coeur de l'Auvergne par exemple "en Limagne, c'est la multiplication des accenssements seigneriaux entre le XIè et le XIIIè siècle qui est à l'origine du laniérage des champs ouverts."
Paysages viticoles.- Le paysage viticole est incontournable de la carte de France et de son évolution. Renvoyant à Roger Dion, l'auteur fait porter une grande responsabilité de planteurs et de vignerons chez les moines et chez les évêques via leurs domaines. Il cite ainsi le vignoble de Saint-Pourçain en Bourbonnais où la vigne a été précédée par l'implantation d'une abbaye. L'entour des villes est également au cours des temps un espace privilégié de création de vignobles. Exemple à Bourges où l'on retrouve jusqu'au début du XXè siècle des vignes vers Asnières. Exemple à Issoudun où les travailleurs de la vigne -les macchabés- vivent dans des maisonnettes dans les faubourgs pour exploiter un vaste vignoble de vin de soif qui s'écoule vers Bourges, Orléans et même Paris. Exemple à Clermont-Ferrand (au XIXè siècle le département du Puy-de-Dôme est dans le top 5 des plus grands vignobles de France !) où l'on produit une grande quantité de vins de soif sur les côtes de Clermont, sur les pentes du puy de Chanturgue, qui dominent la capitale auvergnate. Autre exemple sur les plâteaux du Périgord méridional et notamment les collines de Domme où le vin produit jusqu'à la crise du phylloxéra peut être transporté par les gabarres sur la Dordogne vers les villes du bas-pays uniquement lorsque les vins des vignobles de l'aval (Lalinde, Mouleydier, Bergerac, Saint-Emilion, Libourne) sont préalablement vendus.
Pour conforter l'illustration des travaux de Pitte, trois exemples viennent en démonstration: la châtaigneraie, la reforestation, la "rurbanité".
Légende: ancien paysage viticole sur les côtes de Clermont en Auvergne, reconquis par la lande. (Ph.B.S.)
La châtaigneraie.- Elle a profondément marqué le paysage du bas-Limousin et du Périgord. Elle avait aussi occupé quelques îlots du territoire dans le Berry, dans l'actuel département de l'Indre, dans le haut-Berry -département du Cher- dans la ocmmune de Santranges où subsiste encore en 2012 une fête annuelle de la châtaigne. On pourrait citer d'autres régions. C'est la croissanca démographique tendancielle à partir du XVIè siècle, pour aller vers ce que l'historien Pierre Chaunu a appelé "le monde plein" au milieu du XIXè siècle, qui participe de cette extension du châtaignier. La petite agriculture ne permet pas des rendements suffisants pour faire face à la demande alimentaire de la pression démographique des campagnes. Le châtaignier va devenir "le pain de bois" selon l'ethnologue Ariane-Bruneton-Governatori. "Une châtaigneraie bien entretenue, qui peut fournir une vingtaine de quintaux de fruits à l'hectare, soit compte tenu de la différence nutritive avec le pain, trois fois plus de calories que le seigle." Il s'agit bien entendu d'une châtaigneraie cultivée, et qui va être organisée comme un verger, une plantation jardinée. Les couverts servant souvent à la pâture pour les animaux et notamment les cochons dans le bas-Limousin, en Périgord et en Corse. Ce sont ces châtaigneraies qui ne subsistent que de manière relictuelle aujourd'hui, en fin de cycle, vieux arbres très abimés que l'on trouve encore sur les plateaux du Périgord, étouffés sous les taillis, témoins de ce temps qui fut "le monde plein". Existaient aussi les taillis de châtaigniers, grands fournisseurs de bois pour l'activité des feuillardiers, pour la production de futaille, de piquets de soutènement des vignes (appelés carassonnes en Périgord) et toute une production artisanale de vannerie. A la fin du XIXè siècle, le journaliste et ethnologue Victor-Eugène Ardouin-Dumazet dans ses Voyages en France a ainsi décrit l'activité des hommes dans ces taillis du bas-Limousin, le long de la rivière Auvézère: " A l'écart des logis, les bûcherons ont dressé leurs huttes, recouvertes de copeaux produits par l'écorçage des lattes de châtaignier. Ces abris accroissent le caractère de sauvagerie de cette région singulière..."
Légende: châtaignier en lisière de forêt en bas-Limousin, dans le canton de Lubersac en Corrèze (Ph.B.S.)
La reforestation.- Elle marque une évolution de la seconde moitié du XIXè siècle et du début du XXè, elle est un phénomène encouragé par le second Empire et par les mouvements successifs d'exode, de baisse démographique et de déprise agricole du XXè siècle. Un paysage est à cet égard typique, ce sont les coteaux de Lalinde de part et d'autre de la rivière Dordogne au sud du département éponyme. Les vues les plus anciennes de cartes postales connues, fin XIXè et début XXè siècle montrent des coteaux dépourvus de végétation, structurés le long de pentes cultivées en terrasses. Tous ces coteaux sont aujourd'hui boisés de taillis de chênes et de châtaigniers, et de taillis de chênes verts sur les versants sud. Il n'est que d'arpenter les sous-bois pour y retrouver les murs de pierres sèches, les ruines des anciennes bories, des maisonnettes de manouvriers et vignerons, pour sentir là ce que fut une activité typique du monde plein lorsque chaque mètre carré de terre était cultivé.
L'Auvergne a subit un important déboisement. Pitte cite le savant, historien et voyageur de la fin du XVIIIè siècle S. Legrand d'Aussy qui traverse la province en 1787 et 1788 et qui la décrit ainsi: " Les montagnes de cette province étaient couvertes de bois. Leur dépouillement a été une funeste ressource parce qu'elle ne pouvait être que momentanée, on a cru la prolonger en la défrichant, mais les inondations ayant emporté les terrains, il ne reste à la plupart qu'un roc sec et aride, l'agriculture, loin d'y gagner, en a souffert." A la fin du XIXè siècle sont prises les mesures de reboisement des zones de montagnes en Auvergne avec en particulier des enrésinements de la chaîne des Puys, des forêts du Meygal et du lac du Bouchet en Haute-Loire, des Goules et de Peyssade dans le Puy-de-Dôme. Ce reboisement a concerné environ 20.000 hectares de montagnes. Jean-Robert Pitte cite également la Sologne ou la forêt passe de 26.000 hectares en 1853 à 78.000 hactares en 1870. On signale aussi dans le sud de la chaîne des Puys (Puy-de-Dôme) à proximité des puys de Montchal, de la Vache et de Vichatel, des plantations d'épicéas et de pins, introduits ici par le comte de Montlosier, notable auvergnat, sous le 1er Empire.
Légende: le château de Montlozier au sud de la chaîne des Puys (Puy-ed-Dôme), au centre d'un domaine forestier conquis sur les landes et les marécages au XIXè siècle. (Ph.B.S.)
Quand la campagne recule.- L'auteur aborde ce chapître qui montre les grandes mutations paysagères des abords des villes dans la seconde moitié du XXè siècle avec en particulier le recul des terres devant l'avancée du bâti. Je donne pour exemple typique de cette cohabitation terres-ville le quartier Michelin de Clermont-Ferrand et notamment le quartier de Montferrand avec l'ancien champ de foire de la Rodade qui a conservé les barres métalliques d'attaches des animaux et le sol pavé si typique de ce vaste espace de rencontres marchandes et paysannes. Il est dominé vers l'ouest par le puy de Chanturgue lui-même à l'aplomb des anciennes cités Michelin et par les côtes de Clermont. L'observation d'une vue ancienne (fin XIXè) révèle des pentes cultivées, quadrilées, un parcellaire dense qui renvoie à une intense production viticole répondant à la forte demande d'une boisson domestique du quotidien pour les populations de la proche ville. Il suffit aujourd'hui d'arpenter les pentes souvent envahies par d'épaisses broussailles pour découvrir sous les couverts le maillage des murs de pierres sèches, les abris en pierres dont beaucoup sont écroulés, et pour percevoir ce que fut une occupation du sol agraire très lièe à une demande urbaine.
Légende: reproduction d'une carte postale du début du XXè siècle montrant la foire aux bestiaux sur sur la place de la Rodade à Montferrand (Puy-de-Dôme) avec, en arrière-plan, les pentes cultivées du puy de Chanturgue.
Le regard change le paysage
La perception du paysage a incontestablement changé au cours des temps. Il faut se replonger dans un petit guide, livre de poche avant l'heure, les guides Joanne. Les paysages y sont décrits avec une interprétation qu'on peut aujourd'hui qualifier d'excessive et de subjective. C'est ainsi dans le guide du département du Puy-de-Dôme: "Sans avoir des pics aussi élevés que les Alpes ou les Pyrénées, le Puy-de-Dôme possède des montagnes remarquables. L'une d'elles, le puy de Sancy est même la cime la plus haute de toute la France centrale." On notera que le mot "cime" est aujourd'hui quasiment tombé en désuétude dans les descriptifs de géographie physique. Concernant la Limagne, l'auteur ne lésinait pas sur l'emphase: " Sans être, comme on dit emphatiquement, la plus belle vallée de France, la Limagne a peu de rivales dans notre beau pays." Le paysage est évidemment pour Adolphe Joanne une source d'inspiration inépuisable. C'est ainsi que dans le guide du département de l'Indre, dans le Berry, lorsqu'il décrit les étangs de la Brenne,il a cette remarque: " Comme dans la Dombes et comme en Sologne, ces étangs engendrent des miasmes dangereux." On se souviendra que Johanne qui a produit de très nombreux guides, avaient pour collaborateurs des écrivains qui lui ont fourni d'abord des imprssions avant de lui fournir des descrptifs scientifiques. C'est ainsi que pour l'Auvergne il s'était attribué la collaboration de George Sand qui lui avait fourni les notes de ses voyages "aux montagnes d'Auvergne".
Bibliographie:
Histoire du paysage français, de la préhistoire à nos jours, par Jean-Robert Pitte, éditions Taillandier, collection Texto, janvier 2012.
Le pain de bois, par Ariane Bruneton-Governatori, Eché éditeur, mars 1984.
Les lieux de mémoire, collection Pierre Nora, tome 2, éditions Gallimard, 1986.