Le sage de Saint-Florent est mort.- Il est mort le jour de l'hiver. Il n'y a pas beaucoup de mots. Je livre le papier que j'avais écrit il y a un peu moins d'un an, lorsque la revue 303 avait consacré un numéro spécial et complet à Julien Gracq... Voilà, pour mémoire.
Auteur désormais très rare, Julien Gracq laisse entrevoir sa vie, son chemin, dans un exemplaire, unique et complet de la Revue 303. C’est d’abord un homme du fleuve. Il est né là. Sa première ligne de vie. À Saint-Florent-le-Vieil, au droit de l’île Batailleuse. Ce paysage c’est son alphabet, son décor initiatique, celui qui laisse des traces immuables comme celles de la sauvagine dans le layon ou de l’oiseau sur la grève. Les traces sont à ce point essentielles que Gracq chemine à leur suite, il en fera les livres, il est un décrypteur de la géographie physique, un collecteur de formes de monts, de vals, de plaines, de falaises… Dans son Carnet du grand chemin (Editions José Corti) il décrit au loin la butte de Sancerre, il décode les vestiges des siècles des hommes… Il relie le paysage et l’histoire, c’est le paysage-histoire qu’il dévide comme la pelote, et les fils racontent. C’est le paysage qu’il personnifie. Comme lorsqu’il dit des falaises de Pen Ré qu’elles sont « hargneuses », qu’il évoque l’odeur « grasse, organique et terreuse » d’un village de l’île d’Eprun ou qu’il décrit le « genêt safrané et l’ajonc couleur de guêpe » des rives de l’Evre. Le vieil homme est un habitué des marches dans les champs. Cravate et pardessus, un peu vêtu à l’ancienne, la casquette vissée sur sa tête, l’oeil malicieux. Il arpente les vignes du Val, les chemins des digues, comme s’il cherchait un lien très personnel. Ne dit-il pas que le grand chemin c’est « quelquefois celui du rêve, et souvent celui de la mémoire. »
Hasards de la Revue 303, les rencontres chez l’écrivain à SaintFlorent, la relation à la page blanche, la fidélité intangible à José Corti, l’éditeur atypique, la passion des oiseaux, les lectures d’aujourd’hui, Pierre Michon, Bergounioux, le Berrichon Louis René des Forêts, l’amour de la géographie physique, l’art de l’analyse du paysage qu’il a fait entrer dans le champ littéraire… Le vieil homme est au bout du chemin. Il n’écrit plus que pour luimême. La 303 est un peu, à sa manière, un vestibule d’éternité. Pour poursuivre sur le grand chemin.
n Pratique. Revue 303, n°93, spécial Julien Gracq, 253 pages, 30 euros.