Assemblées citoyennes à répétition, rupture entre les communes de la rive droite et de la rive gauche de la Dordogne, lutte entre Municipalité et Comité, fièvre des jours de marchés, aubergistes placés sous surveillance, club de pensée contrôlant la population, telles furent les premières années de la période révolutionnaire à Lalinde.
Lorsque les soubresauts de la Révolution arrivent à Lalinde, le bourg de la bastide comprend à l’intérieur des murs 174 habitants, selon le chiffre annoté dans l’introduction du Cahier de doléances. Le reste des habitants est hors les murs et dans les hameaux de la plaine et du causse. L’administration locale est composée d’un maire et de plusieurs consuls, en fonction depuis quinze ans, nommés sur ordonnance royale. On était loin des droits des franchises locales et notamment des principes édictés dans la charte de fondation de la bastide en 1267 ! Le maire, un certain de Raynal, était assisté de cinq consuls. (On note que le Cahier de doléances s’ouvre d’ailleurs par ce constat : « La ville et la banlieue jouissaient autrefois de plusieurs privilèges et droits qui ont été abolis ou perdus. » (1) Quant aux privilégiés ils sont bien désignés par les rédacteurs. Le Cahier de doléances a dressé l’état des lieux des terres montrant bien que les bonnes terres de la plaine sont rares et qu’ici comme ailleurs les « privilégiés » y sont en bonne place. Ainsi lit-on dans le Cahier : « La seule paroisse de Lalinde a 32 paires de bœufs de labourage dont dix-huit aux privilégiés qui emportent tous les fonds dans la bonne plaine, et le meilleur causse en labourables, vignes et bois (…) »
Il convient de noter que la géographie n’a pas été très généreuse. Les bonnes terres sont rares, circonscrites « dans une plaine étroite dont un sixième à peu près est occupé par un chemin Royal de la largeur de 48 pieds, allant de Bordeaux à Sarlat(2), et par le chemin ou franc bord du halage de bateaux. »
La Grande Peur de l’été 1789
Lorsque les échos du 14 juillet arrivent, les communes de la juridiction de Lalinde vont faire savoir les attentes qui vont être portées par une petite bourgeoisie foncière ou commerçante, et aussi par une petite noblesse. Cette juridiction est alors composée de Lalinde, Drayaux, Sainte-Colombe, Saint-Sulpice, Bourniquel, Saint-Front et Pontours. Les revendications montèrent, elles s’exprimèrent souvent avec force le samedi, jour du marché et ainsi que le deuxième jeudi du mois, jour de foire. Un mois plus tard, le 14 août, les communes de la juridiction réclamèrent avec insistance la tenue du marché au blé, via des délégués envoyés au chef-lieu, marché qui avait été suspendu. Une réponse probable à la campagne dite des « affameurs ». En effet, la colère et les revendications sont attisées par un été de peur qui est portée par les rumeurs dans tout le royaume, au rythme des voitures de poste, des colporteurs, des voyageurs, des pèlerins, des bateliers, c’est la fameuse Grande Peur qui désigne en bouc-émissaires une noblesse revancharde et « les affameurs ».
Les consuls placés sous contrôle
C’est le 5 septembre que la situation locale va s’envenimer avec une assemblée de citoyens qui furent au nombre de deux cents et réclamèrent le changement des consuls. Le 6 septembre eut lieu une seconde grande assemblée de citoyens (3), dans l’église de la bastide, puisqu’alors il n’y a pas de halle, pas plus que de grande salle publique telle qu’une grange dimère qui, dans plusieurs cités, sert de salle des assemblées. C’est donc l’église qui fait office selon un usage courant et ancien. (4) Le débat opposa une ligne dure, on pourrait la qualifier de montagnarde, et une ligne légaliste, davantage centriste, qui plaida pour attendre les décisions des Etats-Généraux réunis autour du roi. Cette ligne l’emporta, l’administration consulaire en place depuis 1775 fut préservée pour un temps. Cette décision de maintenir le conseil « sortant » fut acquise à une seule condition ; que soit constitué par élection (par acclamation) un conseil de sécurité publique de treize membres appelé Comité. Finalement les consuls étaient ainsi placés sous contrôle, sous la surveillance du Comité « de sécurité », véritable émanation de la ligne dure. (5)
On observe que les « leaders » locaux de l’été 1789 sont pour la plupart issus de familles de notables d’Ancien Régime, parmi eux des membres de la petite noblesse et de la bourgeoisie. Les mêmes familles dont certaines produiront les notables du XIXe et même du XXe siècle. Déjà donc en 1789 c’est la bourgeoisie qui récupère la Révolution. C’est ainsi que sur la commune de Pontours le délégué souvent cité est « M Gouïou » demeurant à la gentilhommière de Pontours-Haut, dont les descendants seront des notabilités locales jusqu’à élire un député de droite modérée en 1912.
La scission des communes de la rive gauche
Il est intéressant d’observer que la juridiction de Lalinde comprend quatre communes de la rive droite de la Dordogne avec Lalinde, Drayaux, Sainte-Colombe, Saint-Sulpice, et trois communes de la rive gauche avec Pontours, Saint-Front et Bourniquel.
Les communications sont alors difficiles, il n’y a pas de pont, le passage d’une rive à l’autre est soumis aux aléas de deux bacs, celui de Paty qui est un bac léger d’été et celui de Badefols qui est un grand bac charretier qui fonctionne en toutes saisons sauf pendant les crues hivernales.
Outre la difficulté de communication d’une rive à l’autre, le Cahier de Doléances fait état des mauvais chemins sur l’ensemble de la juridiction dans les termes suivants : « La communauté n’a point de route praticable afin de communiquer avec les autres lieux du Périgord, la ville de Périgueux et pour le service de la poste aux lettres. Les chemins de traverse sont absolument impraticables et le canton est sans moyens afin d’y pourvoir. » Mauvais réseau de communication d’une part, division de la juridiction d’autre part, en raison de la présence de la rivière qui est une véritable frontière. Au point que les communes de la rive gauche vont profiter de ces débats pour se rebêler. Début 1790 les communes de Bourniquel et Pontours refusèrent de participer au projet d’élection d’une nouvelle municipalité. Leurs habitants votèrent rapidement pour tourner le dos à Lalinde, donc à la rive droite, et être rattachés au district de Belvès. Quant à Saint-Front elle fit également schisme, mais sans aucun rattachement. A partir de février 1790 la juridiction de Lalinde allait fonctionner réduite aux seules communes de la rive droite.
Sous la surveillance des jacobins
Débattre, s’assembler, conduit le nouveau pouvoir à conforter la Révolution et donc à contrôler. C’est la raison de la fondation courant 1790, d’un club avec concrétisation début 1791 (6). Affiliation locale du Club des Jacobins fondé à Paris (7), il veut se baptiser « Les vrais amis de la paix », mais doit obtenir validation du conseil municipal. Ce dernier acceptera la création du club sous la condition qu’il se nomme « Amis de la Constitution » (8). Le club est une société de pensée qui a pignon sur rue au sens où ses membres ont droit d’avoir un tambour qui roule sa caisse dans les rues de la bastide pour annoncer ses réunions. Le club de Lalinde recevra ultérieurement le parrainage de Lakanal qui lui fera donner quelques subsides financiers. Parmi les adhérents, l’abbé Lestrade, curé constitutionnel. Les membres du club vont jouer un rôle qui pourrait être assimilé, si ce n’était un anachronisme, à celui des « commissaires politiques ». Ils sont rapidement influents, contrôlent les actions de la municipalité et du Comité et rendent compte à la fois à leur club père à Paris et à Lakanal à Bergerac, notamment pendant toute la période de la Terreur où Joseph Lakanal exerça comme délégué du gouvernement en Dordogne. Et d’ailleurs d’aucuns s’en souviendront. Quand, après Thermidor et la chute de Robespierre, la municipalité répondra à la demande d’établir la liste de ceux qui ont été localement les relais de la Terreur, quatorze citoyens seront désignés, tous membres du club des « Amis de la Constitution » (9) même si, semble-t-il, aucun lindois n’a perdu sa tête durant cette terrible période.
Rébellion pour le libre accès aux cingles
Les débats qui animent les assemblées de citoyens et le conseil municipal montrent bien les questions qui se posent, même à Lalinde. Par exemple faut-il mettre à bas tous les rites d’Ancien Régime ? C’est ainsi que durant l’été 1789 la polémique enfle sur la question du libre usage communautaire des terres incultes des cingles de Saint-Front-de-Colubry sur la colline en rive gauche, face à la bastide de Lalinde, et de La Douille face au bourg de Pontours.
Il advint qu’au moment de la vente des biens nationaux, les deux cingles (10) furent abusivement accaparés et de fait « privatisés ». Il fallut la colère des habitants, des manifestations, des échanges vifs pour qu’enfin les deux cingles soient rendus à leur usage ancien, à savoir en libre accès communautaire de glanage de bois, glands, châtaignes, exploitation de feuillards, de charbon de bois et pacage.
Le contrôle de « l’opinion publique »
Mais comment arrivent les nouvelles et notamment les décisions officielles des instances politiques de la capitale ? Elles sont apportées de Bergerac, souvent par un officier à cheval qui est délégué par le district ou par le représentant du gouvernement en Dordogne. C’est ainsi par exemple que le 30 janvier 1790 fut lue devant le fameux comité de sécurité (qui double les consuls) une loi d’organisation des municipalités qui avait été votée par l’Assemblée le 14 décembre 1789. Un messager avait apporté le texte de la loi transmis depuis la capitale. Le transport des messages est assez long. Il faut alors cinq jours au moins pour aller de Paris à Bordeaux et deux jours pour assurer le relais de Bordeaux à Bergerac. Le transport de messages par la route de Limoges et Périgueux prend beaucoup plus de temps.
Durant la période, les divers comités et municipalités ont pris l’habitude de réunions à répétition, et il y a bien un sentiment de fièvre verbale, sans doute par contraste à ce que fut l’Ancien Régime. Au point que le nouveau pouvoir s’en inquiète et les premières lois de contrôle de l’ordre public dans les auberges tombent. C’est ainsi qu’arrive dans l’été 1792 une injonction faite aux aubergistes et aussitôt traduite dans un arrêté municipal ainsi : « Il est expressément défendu aux aubergistes et cabaretiers de ladite ville de Lalinde de loger aucun étranger qu’au préalable il n’ait fait viser son passeport par un de ses membres ». On craint d’ailleurs les mouvements d’opinion et les agitations collectives. Au point que la municipalité va décider de se réunir chaque samedi, jour du marché, pour être en capacité de réagir à toute émotion populaire qui naîtrait des attroupements.
Le nouveau régime s’est installé et courant 1790 ; de plus en plus on constate que c’est le Comité de sécurité (dit Comité) qui s’impose au détriment d’une Municipalité de plus en plus ballotée et affaiblie.
Bernard Stéphan
Bibliographie
Georges Bussière, Etudes historiques sur la Révolution en Périgord, Périgueux, 1877-1903, 3 tomes.
Joëlle Chevé, La noblesse du Périgord, Paris, éd. Perrin, 1998.
Le Périgord révolutionnaire, édition de la Société Historiques et Archéologique du Périgord, Périgueux, 1989.
Guy Mandon, 1789 en Périgord, éd. Sud-Ouest, 2012.
Madeleine Bonnelle, La Linde et son Coulobre, éd. Fanlac, 1981.
Abbé Goustat, Lalinde pendant la période révolutionnaire, Bergerac 1904.
Albert Soboul, La Révolution française, ed. Sociales, Paris, 1988.
L.Testut, Société populaire des amis de la constitution, Bordeaux, Ferret, 1923.
Sources papiers
Documents d’archives cote 6C 9, archives départementales de la Dordogne, Cahier de Doléances de Lalinde.
[1] Cahiers de Doléances, Lalinde, 1789. Archives départementales de la Dordogne, côte 6C 9
[2] Ce chemin Royal franchissait la Dordogne via un bac à passage au droit du village de Badefols.
[3] C’était un faux suffrage universel. Il était ouvert seulement aux hommes âgés de 25 ans au moins, justifiant d’un impôt égal à trois journées de travail, excluant le personnel domestique,
[4] C’est encore pendant l’homélie de la messe que sont annoncées les grandes décisions en matière de politiques publiques. C’est ainsi que l’Assemblée des communes du 17 février 1790 fut convoquée dans le « prône du dimanche ».
[5] Lire de Georges Bussière : Etudes historiques sur la Révolution en Périgord (3eme partie : La révolution bourgeoise, la révolution rurale). Paris, Lechevalier, 1903.
[6] On en trouve aussi à Beaumont, Lanquais, Couze, Badefols, Limeuil, Cadouin, Belvès, Monpazier, Issigeac.
[7] Fin 1793 il existait 6.000 sociétés de pensée dans toute la France en correspondance avec le Club des Jacobins.
[8] « La société des Amis de la Constitution » était le premier nom de ce qui devint à Paris le Club des Jacobins.
[9] On connait leurs noms : Ansel, Barjou, Blancher, Deltheil, Fontaine de La Serre, Julien, Lafargue, A. Lartigue, B. Lartigue, Marchandou, Meynardie, Praderie, Sarra.
[10] Le mot cingle est un régionalisme, de l’occitan cingla pour colline qui épouse le cours d’une rivière. Cingle a une autre acception, c’est une grosse couleuvre.